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POËMES DU PONT DES FAISANS


POËMES DU PONT DES FAISANS Notice

On s'est appuyé ici sur l'introduction de Michel Truffet à son édition critique du fac similé de Cent phrases pour éventails de 1927, publiée en 1985 par le Centre de recherches Jacques Petit, vol. 42, Annales Littéraires de l'Université de Besançon.

Composé par Paul Claudel à Tokyo de juin 1926 à janvier 1927, le recueil que nous connaissons aujourd'hui sous le titre de Cent phrases pour éventails a connu plusieurs versions successives, dont les éditions courantes actuelles laissent rarement soupçonner l'intérêt.

Dans sa première version, intitulée Souffle des quatre souffles, le recueil se composait d'une enveloppe contenant quatre éventails ayant pour thème les quatre saisons du Japon, qui portaient chacun une phrase calligraphiée de Claudel, une illustration par le peintre Keissen Tomita, avec une traduction en japonais des phrases de Claudel.

La seconde version, intitulée Poëmes du pont des faisans, et datée de 1926, est la dernière que Claudel verra paraî tre au Japon avant son départ. On sait que le poète avait d'abord songé au titre Poèmes de la maison des faisans: « c'est le nom du local occupé par l'Ambassade de France à Tokyo» , précise-t-il dans une note. (1) Cette version est d'une tout autre ampleur que la précédente, puisqu'elle réunit trente-six éventails de papier (55cm de longueur aux pointes extrêmes et 21cm de largeur aux bords obliques) , contenus dans un emboî tage de toile bleue (64x38cm) , fermé par des aiguilles d'ivoire. Quatre d'entre eux sont directement repris de Souffle des quatre souffles, et associent une phrase et son illustration. Claudel y a ajouté seize nouvelles phrases, séparées, et Keissen Tomita seize images, séparées elles aussi. Le recueil a été tiré à 240 exemplaires, 40 avec les illustrations rehaussées en couleurs, 200 avec quatre illustrations en couleurs, les autres bistre. C'est un exemplaire de ce dernier tirage qui est conservé à l'Université de Tokyo, et présenté ici.

La troisième version, publiée en 1927 après le départ de Claudel, se présente sous la forme de trois accordéons de papier, qu'on feuillette de droite à gauche, réunis dans un emboî tage. Elle reproduit cent soixante-douze phrases manuscrites, et des idéogrammes calligraphiés par Ikuma Arishima, et porte pour la première fois le titre de Cent phrases pour éventails.

Les éditions suivantes, à partir de 1942, reprendront cette dernière version, remplaçant le texte de Claudel par une transcription typographiée. Les versions antérieures à 1927 se trouvent ainsi difficilement accessibles, réservées aux heureux possesseurs de ces oeuvres devenues rares. La seconde version, Poëmes du pont des faisans, est aujourd'hui proposée à un plus grand nombre.

Après la Chine, l'Europe et le Brésil, Claudel est nommé ambassadeur au Japon. Il y arrive en novembre 1921, et en repartira en février 1927. Au moment où il compose son recueil, son séjour au Japon touche donc à sa fin, et l'on peut légitimement y lire un hommage de « l'ambassadeur-poète» au pays où il vient de passer plus de six ans. La collaboration avec un artiste japonais, la forte mise en valeur de la matérialité du livre, le choix de l'éventail, de l'écriture manuscrite, de l'emboî tage, ou encore, dans le texte même, la récurrence de termes renvoyant à la réalité ou à l'art japonais, témoignent tous de l'univers dans lequel fut élaboré le recueil. Mais hommage n'est pas soumission. L'émulation, « si franchement revendiquée par le poète confronté aux rituels scripturaux de l'Orient», (2) ne doit pas induire en erreur. L'ambition de Claudel n'est pas d'imiter, d'adapter ni même de transposer la poésie japonaise en français. « Ce petit livre s'inscrit trop clairement dans un réseau cohérent de réflexions et d'expériences pour n'être qu'une oeuvrette marginale. Si nous le situons dans un contexte moins occasionnel que le séjour d'un ambassadeur de France en poste à Tokyo, si nous savons déceler dans ses expériences formelles et sa variété thématique la gravité persistante d'une recherche maintes fois exposée, la japonerie élégante et fantaisiste répond à un projet plus ambitieux que l'acclimatation amusée d'un exotisme». (3)

Claudel, avec Cent phrases pour éventails, a voulu fabriquer un livre, à la fois objet physique et « engin métaphysique». (4) Objet physique ou l'énoncé soit inséparable de son support et des conditions de sa réception, engin métaphysique aussi, puisque le visible n'est jamais que signe de l'invisible. La compositon de Cent phrases pour éventails est contemporaine des réflexions de Claudel sur le livre, réunies dans La philosophie du livre entre autres, et le soin apporté par le poète à la confection matérielle de son oeuvre témoigne de son souci de construire un livre total, à partir d'éléments différents mais rendus indissociables.

L'écriture d'abord. Tracée au pinceau, corporelle, intime, elle oblige le lecteur à un déchiffrement, et rappelle ses liens avec l'idéographie. « L'écriture (...) joue un grand rôle, car en français comme en chinois la forme extérieure des lettres n'est pas étrangère à l'expression d'une idée» , écrit Claudel dans un texte conservé dans ses archives. (5) Pas encore mise en regard de véritables idéogrammes, comme dans l'édition de 1927, chaque phrase s'impose cependant comme un tracé dont les formes font sens. La plus ou moins grande épaisseur des traits, la disposition des mots dans l'espace de « cette aile qu'est l'éventail, toute prête à propager le souffle» (6) et, plus spectaculaire encore, la coupure des certains mots à un endroit inattendu, transforment la lecture du texte en aventure de l'esprit et de la parole. « Si par une amusette typographique (...) je coupe le mot ailleurs qu'à l'articulation des syllabes, il en résulte une espèce d'hémorragie du sens inclus.» (7) Au lecteur de recoller cet « Osiris typo-graphique» . (8) de « voir et (de) penser ce qu'il était en train seulement de lire» . Regard et parole ne sont plus séparés: c'est l'apparence des mots qui crée « la tension de l'esprit qui les profère» . (9) La peinture ensuite. Les illustrations de Keissen Tomita, tantôt séparées, tantôt reproduites sur le même éventail que le texte, ont leur style propre. Essentiellement peintures de Jizo ou de paysages, réalisées au lavis, elles témoignent, par la récurrence d'éléments graphiques ou thématiques, d'une cohérence qui leur est particulière. Mais l'univers poétique de Claudel et le monde pictural de Keissen Tomita ne sont pas juxtaposés; ils s'entre-croisent et dialoguent, soit que l'illustration reprenne certains mots du texte claudélien, Jizo, lune brouillard, soit qu'elle propose, avec ses moyens propres, une interprétation graphique des relations entre le blanc et le noir, entre le vide et le plein, auxquelles le poète aussi réfléchit.

L'écriture, la voix et la peinture ne sont donc pas redon-dantes. Elles ne se recoupent que partiellement, et il faut plutôt envisager leurs relations comme une superposition mouvante et complexe de plusieurs rythmes: « rythme gestuel et organique de la calligraphie; rythme formel de la spatialisation; rythme élocutoire de la dispersion textuelle et de la dislocation verbale; rythme intellectuel même, de la récurrence des motifs...». (10) On voit bien alors le rôle confié au lecteur: à lui de lier le signifiant et le signifié, le texte et l'image, à lui de donner sens à l'alternance des phrases et des illustrations, à leur répartition, mais aussi à l'ordre dans lequel les éventails doivent, ou peuvent, se succéder. A lui de faire de cet objet qu'est Poëmes du pont des faisans un livre.

(Marianne SIMON)

Notes

(1) Paul Claudel, OEuvre poétique, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p1149.
(2) Michel Truffet, Introduction, op.cit., p19.
(3) Ibid, p16.
(4) Ibid, p19.
(5) Ibid, p144.
(6) Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, préface à l'édition de 1942. oeuvre poétique, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p699.
(7) Paul Caudel, oeuvres en prose, coll. Bilbliothèque de la Pléiade, 1965, p6.
(8) Ibid.
(9) Michel Truffet, op.cit., p38.
(10) Ibid, p39.


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